À la question "À quoi ressemblerait votre vision future de l'UCLy en tant qu'université éco-responsable?", Mathilde nous invite à plonger au cœur de l'université verte qu'elle décrit avec talent !
"Souvenirs revisités" Texte de Mathilde Favre
Une réunion d’anciens élèves, non mais quelle connerie ! Dix-neuf heures quarante-deux, il faut que tu te dépêches. Tu fusilles ton réveil du regard, mais il est innocent dans l’histoire. C’est toi qui as cédé au sourire trop charmeur de ton frère. Quand Arthur a appris que l’UCLy, votre ancienne université, donnait un bal pour les élèves de la promo 1998, il a supplié pendant des heures pour que tu acceptes de t’y rendre avec lui. Toi, tu serais bien restée au fond de ton lit, mais c’était sans compter sur la ténacité de ton frère.
Dix-neuf heures quarante-quatre. Que pourrais-tu bien inventer comme excuse pour éviter le champagne bon marché et les anciens camarades de classe ventripotents ? La porte d’entrée claque. Des pas rapides traversent le salon et se rapprochent de la chambre.
-Sœurette, tu es prête ?
Tu t’enfouis sous la couette mais c’est trop tard, Arthur t’a vue. Il te gratifie d’un baiser, puis tire de ton placard une robe à la traîne beaucoup trop grande.
-Je vais me prendre les pieds dedans et me casser la figure », objectes-tu.
-Pas avec ses chaussures ! »
Tu avises avec un air circonspect les talons qu’il brandit, triomphant.
-Et c’est censé m’aider à rester debout ?
-S’il te plaît ! gémit-il. Et je mettrai la cravate que tu aimes tant.
Tu le détestes, mais tu cèdes. Une demi-heure plus tard - heureusement que tu es rapide -, quand la voiture s’arrête devant l’UCLy, tu es surprise. En dix ans, le lieu a radicalement changé mais a réussi la prouesse de ne rien perdre de sa splendeur. Les immenses murs de verre sont à présent envahis de plantes grimpantes. Il s’agit d’une initiative de la directrice de l’UCLy, allégrement plagiée par le Maire de Lyon dont la seule qualité est d’être écolo - ce qui lui en fait toujours une de plus que son prédécesseur. Depuis le lierre aux passiflores en passant par les glycines, aucun bâtiment lyonnais n’a échappé à l’invasion.
-Je préfère les murs sans fleurs, ne peux-tu t’empêcher de marmonner. Arthur ricane, et te tend la
main pour t’aider à t’extirper de la voiture.
-Sœurette, tu n’aimes que les surfaces immaculées et les espaces minimalistes. Et puis, ajoute-t-il, les plantes sont très utiles pour réduire la pollution.
Tu ne protestes pas. Converti depuis sa première année de fac que l’avenir appartient aux écologistes, Arthur ne jure que par les entreprises innovantes, le tri sélectif et les énergies renouvelables. La robe se prend dans tes talons. Tu jures, tires et jures à nouveau quand le tissu se déchire. Quelle plaie, cette tenue !
À l’entrée, un groom vérifie vos noms sur la liste. Puis, il faut se débarrasser de son portable, sa montre et tous ses objets connectés. Cette mode, comme les plantes vertes, vient aussi d’ici, d’un petit génie de l’UCLy, et se répand à présent dans tous les lieux publics. Une histoire de liens sociaux à restaurer...
Dans le hall immense, tu es forcée de reconnaître que la verdure a son charme. La lumière de la ville, filtrée par les plantes grimpantes, tombe en rayons disparates sur le sol et court entre les invités. Invités trop nombreux, trop bruyants. Tu regrettes déjà d’être venue.
-Mais c’est incroyable ! Tu es là !
Tu lèves les yeux, juste à temps pour voir une robe fuchsia s’abattre sur toi. L’ancienne camarade de classe, dont tu as oublié le nom, s’écarte à peine, et déjà ses yeux te dévorent à la recherche d’une grossesse à se mettre sous la dent.
-Thomas est arrivé, lui glisse Arthur.
La fille pousse un cri ravi à la mention d’un nom qui ne t’évoque rien, et se précipite vers le nouveau venu.
-Merci, souffles-tu.
Arthur ricane. Mais il aperçoit à son tour une connaissance, s’excuse d’un sourire et te plante là. Quel mufle ! Un bref instant, tu envisages de rappeler la voiture et de rentrer. Puis un serveur en gants blancs te tend une coupe de champagne. Tu oses à peine y tremper tes lèvres, mais à la première gorgée tu dois réviser ta position sur la qualité. D’accord, ils ont fait de sacrés progrès. Même les petits fours, bien qu’ils soient aux algues, ont l’air appétissant. Mais la foule de filles qui les entourent, et qui échangent à grand renfort de cris suraigus sur les exploits de leur progéniture, te poussent à fuir. Tant pis pour les petits fours.
Dans l’ascenseur, le silence retombe. Enfin. Tu appuies sur le dernier bouton, et la machine t’élève jusqu’au sommet. Ici au moins rien n’a changé. La salle de sport offre une vue imprenable sur Lyon… Ah si, quand même. De grise et sinistre, la vue est désormais composée d’un panorama infini de toits couverts de ruches, de jardins suspendus et de potagers autoproclamés sans sulfates. Tu slalomes entre les tapis de course pour atteindre la salle de repos. Des affiches expliquent un peu partout que l’énergie des sportifs est utilisée pour éclairer les salles de classe. Intelligent. Reste à voir s’ils ont ôté ces frais des factures qu’ils envoient chaque mois aux parents !
-Je ne pensais pas te revoir un jour ici.
Tu te retournes, ne peux empêcher tes lèvres de former un sourire quand tu reconnais l’intrus.
-Bonjour, Thomas.
Il se rapproche à pas lents. Contrairement aux autres, il n’a pas opté pour le costume trois pièces, mais pour un jean et un polo. C’est étonnant. De tous, il a toujours été le plus soigné, le plus apprêté. Tu te mords la lèvre pour ne pas poser la question. Il se rapproche.
-Alors tu ne vas pas me demander ce que je suis devenu ?
-Tu vas me le dire de toute manière.
-Pas faux.
Pourtant, il ne rajoute rien. Dix ans. Dix ans se sont écoulés depuis la dernière fois que vous êtes venus ici, vous offrir une vue plongeante spectaculaire sur la ville qui est devenue, en moins d’une décennie, la plus écoresponsable de France.
-Tu te souviens de cette conférence qu’on avait eue sur la collapsologie ? Tu lèves les yeux vers Thomas.
-Non. Pourquoi ?
-Je me suis dit qu’on pouvait faire quelque chose de nos vies, après cette conférence. Quelque chose de concret.
-Et ?
Il te glisse un sourire.
-Tu me connais, je suis un financier dans l’âme. Alors j’ai fait des études, des prévisionnels, et j’ai monté un projet.
-Quel genre de projet ?
-Sauver le monde.
-J’ignorais qu’on était dans un Marvel.
-Suis-moi.
Vous descendez de trois étages, traversez un pont suspendu. Au centre de l’UCLy se trouvait un bâtiment en pierre brute où reposait une chapelle. A présent, il ne reste plus qu’une promenade le long des murs, et un puits de lumière traversé par une cascade d’eau claire qui surgit des hauteurs du plafond pour tomber à leurs pieds et cavaler sous le sol de verre cinq mètres plus bas.
-C’était mon projet, déclare Thomas.
-Je ne vois pas le rapport avec la collapsologie.
-On récupère l’énergie hydraulique pour chauffer les salles en hiver.
Tu lèves les yeux vers le sommet du bâtiment. L’eau jaillit des rebords d’un puits qui s’ouvre sur un toit de verre et dévoile le ciel d’encre. Le seul avantage des plantes grimpantes a été la réduction drastique de la pollution lumineuse. A présent, tu peux voir les étoiles. La Petite Ourse brille juste au-dessus de l’eau. C’est d’elle que la cascade tire sa lumière. C’est beau, presque poétique. À un détail près.
-Et pour monter l’eau, tu fais comment ? J’imagine que l’électricité dont tu as besoin pour ça ruine tous tes espoirs écologiques.
Thomas sourit, amusé.
-Les étudiants aiment tellement la fontaine qu’ils passent tous au moins une heure par jour à la salle de sport pour s’assurer qu’on ait toujours assez d’énergie pour faire fonctionner la pompe.
-Et le reste ?
-Quoi, le reste ?
Tu coules dans sa direction un regard moqueur.
-Ne me dis pas que tu t’es arrêté à une salle de sport et une fontaine ?
Il fait mine de s’offusquer, puis te conduit ailleurs. Direction la bibliothèque. A son bras, tu traverses de nouveau le pont suspendu et jettes un coup d’œil en bas, dans le hall. Les discussions, les robes et les cocktails se mêlent dans un joyeux brouhaha.
-Tu ne voulais pas venir, n’est-ce pas ? Tu lèves les yeux vers Thomas.
-Bien sûr que non. Je déteste les gens. C’est Arthur qui m’a forcée. Il haussa un sourcil.
-Arthur ?
-Mon frère. Il t’a battu à plate couture lors d’un concours d’éloquence, tu te souviens ?
La grimace de Thomas s’accentue. Son agacement t’amuse, mais tu n’insistes pas. Il pousse la porte de la bibliothèque. Le silence retombe. La bibliothèque est désertée par les humains, mais pas par les souvenirs. Aux murs sont affichés les visages des ingénieurs en bio mimétisme, des scientifiques et autres génies qui sont sortis de l’UCLy au cours des dernières années et qui ont depuis révolutionné le monde, construit des villes ou sauvé des milliers de gens. De toute façon, c’était ça ou laisser l’humanité mourir étouffée sous ses propres déchets. Tu découvres sans surprise que Thomas a eu, lui aussi, droit à sa photo. Mais il ne s’arrête pas. Les étagères défilent, les mêmes que celles de ton époque. Blanches, droites, fières, immuables et lourdes du savoir qu’elles renferment, bien rangé derrière les petites étiquettes posées par une bibliothécaire un poil psychorigide.
-Tu viens ?
Thomas est arrivé au bout de la bibliothèque. Derrière les vitres, tu devines l’ombre des trains prêts à quitter à Perrache. Aussi avantageuse qu’elle puisse paraître, la proximité de la gare avait tendance à faire vibrer les murs de la bibliothèque. Tu confies le souvenir à Thomas.
-C’est pour cela que je n’aimais pas travailler ici, confie-t-il avec un clin d’œil. Mais les choses ont changé.
-Changé comment ?
-Tu adorerais venir travailler ici. Viens voir.
Curieuse, tu le suis. Une baie vitrée opaque te sépare de l’extérieur. Le sourire de Thomas s’agrandit. Tu frémis d’impatience.
-Thomas, tu sais que je n’aime pas les surprises.
Il s’empare de ta main et ouvre enfin la porte. Et là… Tu restes bouche bée. Des jardins suspendus. Grands, immenses, jusqu’aux wagons rouillés d’un train qui déborde d’outils de jardinage. Des chemins qui se faufilent entre les bosquets de tulipes, les rangées de carottes et les plants de tomates. Des courges qui s’épanouissent jusque dans les allées, des mauvaises herbes qui fleurissent contre les murs. Abris pour les chauves-souris, cabanes pour les oiseaux, papillons endormis sur les gerbes de lavandes… On oublie qu’on est au cœur de Lyon.
-Alors ?
Le souffle de Thomas caresse ton oreille. Il s’est glissé derrière toi, il savoure ton ébahissement.
-C’est toi qui…
-L’idée, oui. Et le rachat du terrain et des wagons. J’ai essayé de me mettre au jardinage, mais j’ai tué toutes les salades. Ce sont les élèves qui s’en occupent.
-Qui ?
-Ceux qui n’aiment pas faire du sport.
-Et ceux qui n’aiment ni le sport ni le jardinage, que font-ils ?
-Ils peuvent cuisiner les repas du Crous. Certains construisent les fournitures dont ils ont besoin à partir de matériaux recyclés. D’autres jouent de la musique, se consacrent à la danse, ou à des œuvres caritatives. D’autres encore trouvent de nouvelles idées. Chacun est libre de travailler selon ses compétences.
-Et quand vont-ils en cours ?
Ta voix s’est faite caustique. Thomas ne s’offusque pas. A croire qu’en dix ans, il n’a pas perdu l’habitude de tes piques.
-Après le travail. Et crois-le ou non, mais ils sont beaucoup plus motivés qu’avant.
-Pourquoi ?
-Disons qu’après avoir œuvré pour les autres, ils se sentent légitimes et heureux d’œuvrer pour eux- mêmes.
-Tu en as parlé à ta psy ?
-Je ne la vois plus depuis longtemps. Le don de soi est une excellente thérapie.
Son ton s’est drapé de sérieux. Tu t’avances au milieu des fleurs. L’air est frais, tu ne peux réprimer un frisson. Sa veste tombe sur tes épaules.
-Et toi ? demande-t-il.
Tu te mords la langue pour t’interdire de répondre. Elle est dangereuse, cette question. Il soupire. Il s’attendait à ton silence.
-Tu crois que c’est de notre faute si elle est morte ?
Mais faites qu’il se taise ! Tes talons se prennent dans les lianes d’une courge. Tu t’agenouilles pour retirer sans les briser les feuilles et les racines. La robe méritait d’être déchirée, pas les courges. Puis finalement tu abandonnes là tes talons et continues pieds nus. Beaucoup plus agréable.
-Si nous avions été plus responsables plus tôt, si nous…
Tu ne peux pas supporter un mot de plus. Tu te retournes, prête à fuir… Et tu te figes. Il pleure.
-Nous sommes responsables de son cancer, achève-t-il.
Cancer. Le mot flotte entre vous, terrifiant. C’était ça, le véritable mal de leur génération : les microparticules, les ondes à outrance et les cancers qui en découlaient. Et l’une de ces horribles maladies leur a volé une amie très chère.
-Tu sais qu’ici, reprit-il doucement, il n’y a plus de portable. Pas d’ondes, pas de danger. Ici, elle aurait été en sécurité.
-C’était l’idée de qui ?
Il sourit. La sienne donc. Une larme coule sur ta joue. Tu l’essuies d’un geste brusque.
-Pourquoi tu ne l’as pas eue plus tôt, Thomas, cette idée ?
-Parce que nos écoles nous ont appris à trouver des solutions aux problèmes existants, pas à éviter que les problèmes n’apparaissent.
-Et maintenant ?
-Maintenant, ça change.
Il se rapproche. Maintenant que tu n’as plus tes talons, il t’apparait encore plus grand.
-Cet endroit, c’est un espoir fou pour le monde tout entier. Tu ne peux t’empêcher de sourire à travers tes larmes.
-Ta phrase est très clichée.
-Je sais. Mais je crois que je suis moi aussi un peu cliché.
Tu noues ton bras au sien, et vous continuez votre promenade au milieu des betteraves et des topinambours.
-Je t’aime bien quand même, Thomas. Il te sert un peu plus contre lui.
-Moi aussi, ma belle amie. Je t’aime beaucoup. Même un peu trop, si je devais être honnête.
Tu lèves les yeux vers lui. Ses yeux brillent dans la pénombre. Son visage est si près du tien que tu sens son souffle sur ses lèvres.
-Je peux m’y accommoder, chuchotes-tu.
Comme quoi, une fac peut avoir des vertus inattendues sur la vie des gens.