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« Soigner, c’est accueillir l’Altérité »
Par Mariame Viviane NAKOULMA,
Docteure en Droit, diplômée en Sciences politiques, Enseignante universitaire à l’UCLy et à Lyon 3-Jean Moulin, Directrice pédagogique du Diplôme Universitaire : Gestion de conflit, médiation et Interculturalité, Auteure de plusieurs ouvrages
Chaire UNESCO Ucly Expert Formation Professionnelle
mise à jour le 17 février 2025
UCLy
« La santé est le premier des droits, car sans elle, tous les autres sont inutiles ».
René-Paul Lefeuvre
Si nous sommes bien d’accord que la santé est d’abord un droit fondamental, appuyé par une jurisprudence foisonnante[1] dans nos démocraties modernes, et qu’elle dénote de raison suffisante l’existence de compétences chez des professionnels qui en sont des spécialistes, alors en quoi et jusqu’où peut-elle en même temps traduire une référence (inter)culturelle ? Mêler la santé à des considérations interculturelles, n’est-ce pas là un couple piégeux ? Un tel questionnement, loin de constituer un matériau dénué de sens (MDS), encore moins d’apprenti-sorcier (MAS), renvoie à des préoccupations de plus en plus prégnantes au sein des établissements hospitaliers et médicaux-sociaux (EHMS). L’éducation, le monde universitaire, les contextes professionnels, bref la société dans son ensemble, n’y échappent pas.
Pour soigner la personne, il faut prendre en compte la personne en globalité
Si soigner, c’est accueillir l’Altérité, c’est-à-dire créer les conditions de son hospitalité, alors savoir pratiquer des soins en situation interculturelle en constitue la nécessaire doublure. Comme l’a fait remarquer l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour soigner la personne, il faut prendre en compte la personne en globalité (ses aspects physiques, son mental, sa culture et l’entourage social).
Si l’une des premières occurrences et applications de l’interculturel apparaît dans le marketing fléché vers le branding international, aujourd’hui le terme est devenu éminemment transversal. Appréhendée comme « un mode particulier d’interactions et d’interrelations qui se produisent lorsque des cultures différentes entrent en contact, ainsi que l’ensemble des changements et des transformations qui en résultent »[2], la notion est en fait élastique. Elle renvoie certes à l’idée de relations entre deux, voire plusieurs individus qui ont intériorisé dans leur subjectivité une culture bien particulière, mais reste, peu ou prou, indexée sur l’âge, le sexe, la religion[3], le statut social et la trajectoire personnelle/familiale. Plus avant, l’interculturalité postule une compréhension mutuelle par le respect et une collaboration entre individus ou groupes de cultures différentes : construction commune de sens, de valeurs et de pratiques, déconstruction des préjugés et des stéréotypes, bientraitance, lutte contre l’isolement et la précarité extérieure et intérieure.
L’ère du partenariat de soin : entre défis et opportunités
Du chemin a été parcouru dans l’univers des soins. En effet, du paternalisme des années avant 1990 à l’approche centrée sur le patient (à partir de 2003), nous sommes depuis 2011 à l’ère du partenariat de soin[4]. En France, depuis la Loi du 4 mars 2002, le patient est non plus un sujet mais acteur de sa santé. « Lui ont en effet été consacrés des droits fondamentaux, comme l’accès direct à son dossier médical, le droit d’être informé, mais aussi et surtout le droit de prendre part aux décisions médicales le concernant, qui a pour corollaire le droit de refuser les soins »[5]. Cette mise en situation de responsabilité du patient souligne son autonomie[6], un sujet qui peut être à la fois une opportunité et un défi interculturel. D’où l’intérêt d’identifier les points d’attention, les sources de tension ainsi que les moteurs de dialogue/compréhension, afin de disposer de véritables leviers d’action interculturels.
Premièrement, les points de vigilance et de friction apparaissent souvent lors du passage de la « position verticale à la position horizontale », qui se traduit par une perte d’identité et un besoin de dialogue de confiance chez le patient. En effet, comme l’explique brillamment Emmanuel Hirsch, lors de son hospitalisation, par exemple la personne passe par un moment de dépossession d’elle-même. Elle entre dans une terre étrangère dont il est bien difficile de dominer les codes. Le passage de la position verticale à la position horizontale consacre la perte d’autonomie. Cette dernière n’est pas sans occasionner souffrance et angoisse. Tout à coup, il faut sans cesse envisager des compromis avec son identité. En un sens, le malade à l’hôpital pourrait presque être comparé à un ethnologue cherchant à entrer en contact avec une communauté humaine dont il ignore les usages et les mœurs. L’ésotérisme de la culture médicale ne cesse d’ajouter des difficultés à un contexte où l’identité du sujet est comme rendue précaire par la dégradation de la santé[7]. Si ce constat vaut pour tout malade, il revêt un enjeu encore plus profond et épineux pour les personnes de cultures différentes : refus de certains soins en raison de conceptions physiologiques ou spirituelles, prise de sang, échographie, toucher, examen gynécologique, scanner synonyme d’ingérence dans le corps et l’esprit, questions alimentaires, rituels au-delà du soin proposé, manipulation spécifique menée par un autre intervenant que les soignants, questions éthiques liées à la fin de vie, euthanasie, implication de la famille, etc.[8]
Soigner autrement ? Quand le paradigme interculturel devient une « panacée »
Secondement, la recherche de leviers d’action devient un impératif pour la relation soignant-soigné : dès lors, comment concilier le choix du patient et sa culture avec la déontologie médicale ? plusieurs pistes sont possibles :
- Faire tomber les barrières linguistiques et réduire la distance culturelle entre le patient et le soignant, pour une meilleure alliance thérapeutique[9] (évitement des malentendus, des erreurs médicales ou d’un manque de consentement éclairé) ;
- Instituer des référents et des médiateurs de situations relevant de l’interculturalité[10], de la non-discrimination, de la prévention et de la résolution de conflits interculturels, qui peuvent surgir dans les établissements de santé et médico-sociaux (ESMS) ;
- Former les équipes administratives, les soignants, les usagers ainsi que les populations à l’interculturalité, à la laïcité et au fait religieux à l’hôpital[11]. Les compétences interculturelles aident à comprendre les différentes pratiques culturelles et religieuses, mais aussi à adopter des comportements respectueux de part et d’autre, vis-à-vis du corps médical et envers des croyances et des habitudes alimentaires ou médicales des patients. Cela inclut également la sensibilisation aux stéréotypes et aux préjugés, qui peuvent influer sur la qualité des soins ;
- Promouvoir la santé à travers des politiques publiques de sensibilisation culturelle. Cela inclut la lutte contre les inégalités sociales et culturelles dans l’accès aux services de santé.
La relation soignant-soigné est une « modalité de relation humaine »[12] qui s’inscrit dans un enjeu sociétal et interculturel indéniable. Au-delà, il s’agit d’un processus qui hisse les sujets à « faire humanité », car soigner un homme, c’est, sans verser dans la mièvrerie, soigner l’Humanité…
Vous souhaitez en savoir plus sur cette problématique ?
Ne manquez pas le RDV UCLy Expert du 8 avril sur le thème : « Entre choix du patient et administration des soins : où placer le curseur face aux défis de l’interculturalité ? »
En présence de Mariame Viviane Nakoulma et d’autres experts du sujet, cette table ronde sera l’occasion d’explorer les enjeux de l’interculturalité dans le soin et d’échanger sur les leviers d’action concrets.
📅 Mardi 8 avril 2025 – 18h00 à 20h
🥂 Accueil Afterwork dès 18h
📍 Maison de la Recherche et de l'Entreprise de l'UCLy
[1] Au double plan interne et international : article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; article L-1110-1 & R 4127-7 du Code de la santé publique; préambule de la Constitution de 1946 ; Loi du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ; affaire M.S.S. v. Belgium and Greece (2011) & arrêt Bodemer de la CEDH (2005), etc.
[2] Éducation et Promotion de la santé de la région, « Interculturalité : un regard porté sur la santé », Journée organisée par l’IFCS et la FRAPS à l’IFPS, Chambray-lès-Tours, 19 juin 2014, p. 1.
[3] En effet, la culture peut avoir comme prisme d’entrée la religion, surtout dans les sociétés où religion et culture se déploient sociologiquement dans les mêmes sphères. En France, la laïcité offre un cadre de principe à l’expression de la liberté religieuse dans les limites de l’ordre public et de l’intérêt général (Constitution de 1958, Loi 1905).
[4] Commission des relations avec les associations de patients et d’usagers, « La Loi Kouchner, 20 ans », Section Éthique et Déontologie, février 2022, p. 8.
[5] Idem, p. 7.
[6] Ex. le droit de choisir son médecin traitant (article L162-5-3 du Code de la sécurité sociale).
[7] Emmanuel HIRSCH, « Les pratiques de soin en situation interculturelle », Espace éthique, juillet 2008, p. 3.
[8] Clotilde O’DEYÉ, « Soins et interculturalité », Sciences humaines/L’Infirmière, n°19/37, avril 2022, pp. 37-38.
[9] Thierry BAUBET « Les soins d’urgence en situation transculturelle », La Revue de l’infirmière, vol. 61, n° 178, février 2012, pp. 24-25.
[10] Sarah MIANGU : « La moitié de la population qui est accueillie à l’hôpital Avicenne est d’origine étrangère (85 nationalités différentes, 23 langues et dialectes…) ». Lire églmt Serge BOUZNAH, « La médiation transculturelle. Pratiques et fondements théoriques », L’Autre, vol. 21, n°1, 2020, p. 20.
[11] Cf. Loi du 24 août 2021 ; Lisa DJADAOUDJEE « La barrière culturelle dans le soin », La Revue de l’infirmière, vol. 62, n° 195, octobre 2013, pp. 37-39.
[12] Association médicale mondiale (AMM), 71e Assemblée générale, Espagne, octobre 2020.