« Chacun court ailleurs et à l’avenir, d’autant que nul n’est arrivé à soi »
Montaigne, Essais
L’axe « Ici et ailleurs : voyage et découvertes » interroge la construction de géographies imaginaires qui se superposent aux espaces territoriaux d’appartenance et qui naturalisent la distance entre le même et l’autre (Said, 1978). L’expérience de l’ailleurs est véhiculée (voire médiatisée) par la langue dont les choix terminologiques ainsi que les stratégies intertextuelles révèlent un rapport particulier à l’altérité : s’agit-il de rapporter l’inconnu au connu (par réduction analogique) ou doit-on appréhender le dépaysement à « l’épreuve de l’étranger » (Berman, 1984), au prisme de la langue d’autrui ? Cette expérience du hors soi reconfigure également l’espace intérieur, l’en-soi, faisant bouger les représentations du moi, le rapport à l’autre, la conception de l’homme et du monde.
À travers des discours (littéraires, politiques, économiques, religieux) qui élaborent des représentations de l’identité et de l’altérité, les récits viatiques mettent fréquemment en évidence la porosité des frontières territoriales et symboliques : frontières politiques et linguistiques (cultures en traduction), frontières entre mythe, mémoire et histoire (usages du passé). Voir, à titre d’exemple, le mythe de l’Eldorado dans les journaux de voyage du XVIe siècle ou les descriptions du harem ottoman et du caravansérail dans les écrits d’explorateurs occidentaux des XVIIe-XIXe siècles.
Les frontières sont alternativement conçues comme limites ou comme zones d’échanges interculturels, comme coupures ou comme coutures (Courlet, 1988). Si elles se rapportent à une géographie du monde, elles peuvent également s’appliquer à l’espace intime, au moi qui se définit par l’expérience de l’altérité et de l’écart (Ricoeur, 1990). Indissociable de la subversion et de la conversion, la fonction transformative du franchissement des frontières contribue à brouiller les catégories entre l’ici et l’ailleurs, le moi et l’autre, révélant l’existence d’un espace liminaire, d’un tiers-espace (Bhabha, Rutherford, 2006) caractérisé par l’hybridité (Bhabha, 1994).
Dans ce sens la « littérature de voyage » et son corollaire intime, la littérature d’introspection, nous intéressent tout particulièrement car elles permettent un examen exhaustif du brassage de cultures, des représentation du soi, d’interférences mutuelles entre les différentes aires de la planète, qui est à la base du phénomène de mondialisation (ou global village) et qui débouche (selon le moment historique et la perspective adoptée) sur une inculturation, une acculturation, une inter-culturation, une hybridité, une expérience intense de l’altérité… On peut penser à la Cosmographia de Africa de Léon l’Africain, aux récits de l’amiral chinois Zheng He au XVe siècle ou au Voyage en Orient (1851) de Gérard de Nerval, parmi d’autres exemples d’interpénétration culturelle.
L’intérêt d’une telle recherche est multiple : d’une part, elle mobilise aussi bien la perspective synchronique que diachronique, à travers l’étude de textes anciens et modernes (Antiquité grecque et romaine, Ancien régime, XIXe-XXIe siècles). D’autre part elle présente une portée pluridisciplinaire riche puisqu’elle s’appuie sur différents champs du savoir : de la critique littéraire aux sciences du langage (exemple des différents néologismes désignant de nouvelles espèces animales et végétales du dit « Nouveau Monde » ou bien des blogs de voyage avec l’utilisation de néologismes très contemporains.), en passant par l’histoire des institutions politiques et sociales (exemple des nombreux récits de voyage en Orient rédigés entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle), jusqu’aux disciplines comme l’anthropologie, la sociologie et la philosophie.