Sommaire de la revue n°145
Persistance et métamorphose du sacrifice – Jacques Pierre
Dans cet article, Jacques PIERRE (UQAM – Montréal) propose une interprétation générale du sacrifice qui permet de comprendre sa permanence, voire sa résistance au sein de cultures qui nous paraissent sécularisées. Le sacrifice touche à la possibilité même du langage et à la capacité à constituer une sémiotique du monde naturel. « Le sacrifice, écrit l’auteur, est un dispositif langagier qui n'existe qu'au sein d'une pratique discursive qui transforme en signes les objets du monde. Sans cette opération de mise en discours, il n'y aurait, en ce qui concerne la victime, que perte, accident, fléau, malheur, etc. Par cette opération sacrificielle, celle-ci accède à un autre mode d'existence sémiotique. La victime trouve alors à s'incorporer à l'axiologie du groupe, à en devenir la représentation emblématique. Cette transformation du statut de la victime rejaillit à son tour sur la dispersion du groupe qui devient alors communauté langagière, c'est-à-dire un actant collectif qui rassemble les parcours figuratifs sous une même axiologie ». Le sacrifice, sous les multiples formes qu’on peut lui connaître, apparaît ainsi comme une possibilité pour les humains d’entrer dans un mode de sens.
Du « Sacrifice d’Abraham » au suicide « sacrificiel » dans l’Île de la Merci d’Élise Turcotte. Essai sur la narrativité comme stratégie énonciative. – Fernand Roy
Fernand ROY (professeur retraité, Québec) aborde la thématique du « sacrifice » dans deux textes narratifs (biblique et littéraire) par le biais d’une approche singulière de l’énonciation. En adoptant une interprétation carrément langagière, il propose que la narrativité peut être décrite en termes de stratégie énonciative amenant l’énonciataire à collaborer par sa réaction à l’actualisation de la « visée signifiante » de l’énonciateur, en « renonçant » momentanément à sa propre capacité d’initier, à sa guise à lui, un échange verbal.
Pour développer son propos, il procède en trois temps. Il présente d’abord les tenants théoriques de sa proposition : il cherche à décrire la narrativité en termes de stratégie énonciative afin de construire une passerelle théorique entre un structuralisme littéraire confinant à l’autotélisme et les approches littéraires classiques qui méconnaissent la composante cognitive inhérente à toutes les pratiques langagières. Puis, il propose une lecture dite « littéraire » du « sacrifice d’Abraham » : les actions posées par Abraham sont évaluées à l’aune de son bref échange avec Isaac, de sorte qu’est mise en valeur sa performance langagière. L’attention du lecteur porte ainsi sur la composante humainement et langagièrement cognitive mise en place par cette histoire où il s’avère important de ne pas minimiser le rôle qu’y joue l’instance qui raconte. Dans un troisième temps, il montre que l’interprétation, en termes de « sacrifice », du suicide sur lequel se termine L’Île de la Merci d’Élise Turcotte, sanctionne la quête du personnage principal. Il tient que les événements relatifs à l’émancipation d’Hélène servent de toile de fond « réaliste » à la composante cognitive rendue possible par une série d’échanges entre les deux soeurs ; échanges au cours desquels les questions de la cadette permettent la performance langagière de l’aînée. En interprétant en termes de « sacrifice » ce qui aurait conduit sa soeur « cadette » au suicide, la soeur aînée justifie son insoumission aux valeurs floues de ses parents ; tant et si bien que l’ensemble du récit peut être entendu comme appelant un ordre symbolique transcendant mais à dimension strictement humaine, un rapport au langage qui (…) aurait évacué tout espoir de rédemption.
Taor ou le temps sacrifié – Christian Morin
C’est surtout par le biais d’une approche narrative et figurative que Christian MORIN (Cégep de Sainte-Foy, Québec) étudie la problématique du « sacrifice » dans le roman de Michel Tournier, Gaspard, Melchior & Balthazar. Il montre comment les aventures de Taor, commencées sous les allures d’un récit d’initiation, se transforment en une quête plus ou moins consciente qui l’amène à une expérience de don de soi qu’il n’avait pas recherchée, et qui peut être entendue comme un sacrifice. Si le récit bifurque ainsi, c’est que la dimension spirituelle, d’abord manifestée de façon marginale, se développe au cours de divers entretiens qui scandent son aventure : ce qu’il entend de ses interlocuteurs fait que Taor se détourne de son obsession pour le sucre et se laisse prendre dans une quête spirituelle qui finit par occuper tout son être. C’est dans le croisement et la transformation des isotopies alimentaires et temporelles que la narration manifeste cette évolution chez Taor. Celui-ci « sacrifie » son goût du sucre et son emprise sur le temps, se laissant toucher par diverses paroles entendues, qui lui font reconnaître progressivement des valeurs qui s’imposent au point d’entraîner une autre « forme de vie ». L’auteur montre ainsi l’importance de la parole et du langage qui « éclairent » Taor dans sa lente saisie de la valeur « nourrissante » et « lumineuse » du don de soi, manifestée par excellence dans une parole de Jésus.