Une conférence de Axel Guioux et Evelyne Lasserre
Les relations entre corps et technologies demeurent le point aveugle de la pensée du métissage telle qu’impulsée il y a plus de 20 ans et dont « Métissages – de Arcimboldo à Zombi » » (2001) reste, selon nous, le point d’orgue. Les techniques au sens large n’y sont pas absentes puisque le projet que porte l’ouvrage n’a de cesse de creuser les manières dont le langage, l’esthétique, le politique, l’éthique, l’expérience sensible opèrent dans la production d’une connaissance proprement anthropologique du monde. Pourtant, la technologie - entendue dans son sens le plus littéral de discours sur la technique - semble s’y dessiner en creux, comme trace évanescente, écho presque lointain.
Depuis près d’un an, nous effectuons un travail ethnographique sur un dispositif exosquelettique expérimenté dans un service de soins de réadaptation et de rééducation. « HAL » - pour Hybrid Assistive Limb car tel est son intitulé - a tout d’abord été conçu au Japon en tant qu’instrument de renforcement corporel pour des travailleurs soumis à des efforts intenses et pour le quotidien de personnes âgées empêchées (https://www.cyberdyne.jp/english/products/HAL/index.html). Mais comme il arrive parfois dans l’industrie de robotique et de systèmes dits intelligents, la trajectoire des artefacts ne suit pas toujours le script d’usage qui leur était alloué. Au départ moyen d’augmentation et de prolongement, HAL a de fait muté. Il est devenu un outil d’assistance et de rééducation fonctionnelle pour des personnes blessées médullaires ou victimes d’AVC. Reposant sur une approche technologique (téléologique ?) du « penser, c’est agir », cet exosquelette se veut actif et dynamique, reprenant par là les codes de tout un imaginaire technoscientifique propre à la cybernétique : le corps serait connecté, relié au cerveau par l’intermédiaire d’une mise en circulation fluide et limpide de l’information. Partant, par-delà le handicap, une promesse de retour à l’autonomie par la pure intention d’action se dessinerait dans ces entrelacs tramant les relations entre la machine et le corps altéré. Vendu comme le « robot » ou le « Cyborg portable » qui « refait marcher les handicapés », cet alliage précaire biomécanique porterait en lui, dans son appellation même, la promesse d’une hybridation quasi accomplie entre humain et machine.
Pourtant, l’expérience ethnographique montre rapidement les limites de cette promesse. Elle nous a aidés à saisir, au jour le jour, les tâtonnements, les ajustements et incertitudes qu’implique l’introduction de cet appareillage dans les pratiques de soin ordinaires. Loin d’une hybridation pleine et totale, l’attention ethnographique permet de réintroduire, au travers des situations empiriques concrètes, ce que la pensée du métissage a placé au cœur de son interpellation paradigmatique : les aléas, les contraintes, les ajustements que sécrète cette friction instable entre la machine et le corps vulnérable de la personne. Elle nous permet de nous rendre attentifs à une « double danse des agentivités » (Rose & Jones, 2005), à cette chorégraphie précaire impliquant un apprivoisement constant de l’incertitude et de la contingence, nichées y compris dans les technologies les plus innovantes.
Axel Guioux, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Lumière Lyon 2,
Evelyne Lasserre, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Claude Bernard Lyon 1
Séminaire : Une pensée métisse pour un monde en crise
Séminaire organisé par la Faculté de Psychologie-SHS de l’UCLy et l’ORSPERE-SAMDARRA (CH le VINATIER), autour de Jean FURTOS, psychiatre des hôpitaux honoraire, Directeur scientifique honoraire de l’ONSMP, Orspere-Samdarra et François LAPLANTINE, professeur émérite d’anthropologie, Université Lyon 2, animé par Laurent DENIZEAU (Anthropologue, UCLy).
La mondialisation, au-delà de sa dimension financière et économique bien connue, révèle aujourd’hui de plus en plus une expérience qui est celle de la crise. La crise sanitaire, en particulier, avec la pandémie de la Covid, la guerre en Ukraine, bien sûr la crise écologique et les modifications socio-politiques « identitaires » exacerbent des effets psychosociaux destructeurs et délétères. Nous observons un effondrement des valeurs qui donnent sens à la vie et confiance dans le futur ; il s’agit d’une forme « d’apocalypse cognitive » qui empêche de penser la vulnérabilité, le risque, la perte et la mort, avec une idée du déclin et de la catastrophe qui transforme les vivants en survivants.
L’idée qui émerge, pour la poursuite de ce séminaire, est que la pensée métisse, sans être pour autant un recours magique, peut nous permettre de penser la crise autrement, sans crispation identitaire ni effondrement du sens, mais avec une préoccupation active qui n’empêche pas de penser.
Pour ce faire, il faut avoir l’audace de dépasser le métissage en tant que réalité biologique. La pensée métisse appréhendée dans ce séminaire dépasse la métaphore de tout phénomène d’hybridation. Elle n’est ni variante du syncrétisme ou de l’éclectisme, ni une juxtaposition de différences. Le métissage est un processus fragile de transformation de soi né de la rencontre des autres, révélateurs de nos potentialités non pas à être différent des autres, mais de nous-même dans le temps. Dans les questions indissociablement épistémologiques, cliniques, éthiques et politiques qu’il pose, le métissage nous invite à l’expérience d’une pensée du processus, alternative à la pensée binaire, celle du signe et de la catégorie qui oppose la raison et l’émotion, l’intelligible et le sensible, les idées et les images, le signifié et le signifiant, la santé et la maladie, l’autochtone et l’étranger, « l’Occident » et les constructions fantasmatiques d’un autre absolu.
Programme 2022-2023
Les mardis de 17h30 à 20h
- 18 octobre : Introduction au séminaire, François Laplantine, Jean Furtos, Laurent Denizeau
- 15 novembre : « Les multiples figures du retour chez les migrants », Jean Furtos
- 13 décembre : « Pensée en mouvement : la danse contemporaine ou le corps dans tous ses états », François Laplantine
- 24 janvier : « Famille, religion et créolisation : de la Réunion à Lyon », Valérie Aubourg, Anthropologue, Directrice de l’Unité de Recherche Confluence, Sciences et Humanités (EA1598) à l’UCLy
- 28 février : « Comment danse le temps ? », Michel Hallet-Eghayan, Fondateur et directeur artistique de la Compagnie Hallet-Eghayan, chorégraphe, cofondateur de la Maison de la Danse de Lyon
- 21 mars : « Penser le métissage à partir de l’environnement », Marina Rougeon, chercheure en anthropologie à l’Institut de Santé Collective de l’Université Fédérale de Bahia, chercheure associée à l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société
- 18 avril : « Un corps augmenté par la technologie ? Hybridation et métissage », Axel Guioux, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Lumière Lyon 2, et Evelyne Lasserre, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Claude Bernard Lyon 1
- 16 mai : « Santé et spiritualité, individuation et société », Daniel Mandon, anthropologue, conseiller général honoraire, ancien député et vice-président du conseil général de la Loire
La recherche scientifique à l’UCLy est devenue une priorité qui s’est traduite par la création de cette Unité de Recherche.
Autour de Jean FURTOS, psychiatre des hôpitaux honoraire, Directeur scientifique honoraire de l’ONSMP, Orspere-Samdarra et François LAPLANTINE, professeur émérite d’anthropologie, Université Lyon 2, animé par Laurent DENIZEAU (Anthropologue, UCLy).