Chiara Pesaresi durant son discours d'introduction aux journées de l'UCLy

Retour sur l’itinéraire intellectuel de la Chaire Vulnérabilités

Discours prononcé par le Dr Chiara Pesaresi, Directrice scientifique de la Chaire d’Université de l'UCLy sur les Vulnérabilités, lors de la 2nde édition des Journées de l'UCLy le 11 avril 2024.

L’itinéraire intellectuel de la Chaire d’Université Vulnérabilités

L’originalité du projet porté par la Chaire Vulnérabilités depuis sa création est d’explorer la notion de vulnérabilité à travers un regard pluridisciplinaire – convoquant à la fois les sciences humaines et les sciences du vivant – et dans un dialogue constant avec la société civile et le monde socio-économique, dialogue incarné notamment par les Journées de l’UCLy.

Le premier colloque scientifique, qui a eu lieu en octobre 2021, avait permis une première exploration pluridisciplinaire de la vulnérabilité. On partait alors d’un constat : malgré son usage massif, ce concept ne fait pas système ni consensus. Notamment lorsqu’il est mobilisé pour définir des catégories d’individus, avec des implications au plan politique et juridique. Or de manière très générale, être vulnérable signifie, pour un être ou pour un système, le fait de pouvoir être blessé, d’être exposé à ce risque. La philosophe américaine Martha Nussbaum distingue entre une vulnérabilité naturelle, qui est inséparable de la condition même du vivant, et une vulnérabilité relative, qui dépend de situations spécifiques tels des facteurs biologiques, sociaux ou environnementaux, etc.

La vulnérabilité est un élément essentiel de la condition humaine et, plus largement, du vivant en totalité : il y a une fragilité constitutive de nos existences, au plan individuel et collectif ; la reconnaître signifie remettre en question les représentations qui imprègnent nos imaginaires collectifs, et qui se construisent autour des idées d’autosuffisance et de maîtrise.

Chiara Pesaresi

Lors de cette première exploration, la vulnérabilité est aussi apparue dans son ambivalence : vulnus indique la blessure. Mais, vue d’une autre perspective, la blessure est aussi une porosité de l’être qui l’ouvre à l’altération, et donc à la transformation. La biologie et la médecine montrent en effet que pour l’organisme être vulnérable signifie à la fois s’exposer aux attaques extérieures, et s’ouvrir à son environnement, y évoluer, s’adapter. 

En mai 2022, a eu lieu la première édition des journées de l’UCLy, intitulée Tous Vulnérables. Comprendre pour agir. Cet événement avait pour but de décliner cette réflexion fondamentale sur la vulnérabilité au plan socio-économique et environnemental. Pour mesurer la pertinence de la notion de vulnérabilité face aux multiples défis de nos sociétés contemporaines.

Nous arrivons ainsi à cette année académique. En octobre 2023, le second colloque scientifique a voulu explorer la vulnérabilité dans ses multiples manifestations au plan collectif. L’actualité nous oblige en effet à reconnaître une fragilisation croissante de nos sociétés et de nos systèmes dans leur globalité. De la crise environnementale à celle des démocraties, des nouvelles vulnérabilités engendrées par l’espace numérique à la crise des systèmes de santé et d’éducation…

C’est donc dans la continuité d’une telle réflexion sur les vulnérabilités collectives, que se place cette deuxième édition des journées de l’UCLy :

Tant de crises… temps d’espérance. Quels moteurs de reconstruction pour nos sociétés ?

Malgré le progrès rapide et incessant de nos connaissances, il devient de plus en plus complexe de lire le présent. Et aussi d’imaginer l’avenir. Nos sociétés se trouvent ainsi confrontées à une disproportion paradoxale. Entre d’une part une capacité accrue à connaître et à anticiper, et d’autre part une situation de plus en plus marquée par la précarité (cf. BLANCHET, Béatrice, PESARESI, Chiara, COLIN, Baptiste (dir.) « Incertitude(s) », Revue CONFLUENCE : Sciences & Humanités, 5, 2024 – à paraître). La récente pandémie, les conflits géopolitiques, le dérèglement climatique : ces événements ont ébranlé nos certitudes. Ils ont démonté nos prétentions de maîtrise, rompu l’illusion d’infaillibilité autour de nos institutions et de nos systèmes (en particulier politique, économique, de santé).

Le récit contemporain de l’effondrement (des effondrements) est-il crédible ?

Mais alors, nos « systèmes de vie en commun » sont-ils voués à s’effondrer ? C’est la grande question qui fera l’objet de la première table ronde de la matinée. Or le terme d’effondrement renvoie d’emblée à la collapsologie, ou « science de l’effondrement », qui pousse ses racines dans la pensée écologique contemporaine.

Nous savons désormais que l’action humaine a un impact sur notre propre habitat. Sur notre « maison commune », pour reprendre l’expression du Pape François. Au début des années 2000, le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen a proposé le terme d’anthropocène pour caractériser cette période géologique nouvelle qui serait la nôtre. Cette période serait caractérisée par l'avènement de l’Homme comme principale force de changement du système terrestre. Au-delà des débats scientifiques autour de ce terme, la nature anthropique du changement environnemental et climatique est désormais certaine. Elle ouvre donc la question de notre responsabilité vis-à-vis de l’habitabilité même de notre planète.

La fragilité supposée de la démocratie et des institutions

Néanmoins, si l’on peut à raison parler d’un risque d’effondrement pour notre habitat, en est-il de même pour nos institutions ? Dans ce cas, ne faudrait-il pas parler plutôt de crises conjoncturelles ou historiques ? Ces crises représenteraient alors des épreuves décisives pour nos sociétés, mais aussi et par là même des occasions de discernement et de transformation. Pour reprendre les mots de Paul Ricœur, toute crise, qu’elle intervienne chez l’individu ou dans une société, a un caractère « révélateur et décisoire » : cela veut dire que, d’un côté, elle met à nu des failles et des points de rupture, de l’autre côté elle comporte un potentiel générateur et transformateur. Peut-on penser ainsi la crise des démocraties occidentales ?

Au plan politique, la fragilisation des institutions se manifeste en effet par la crise de la médiation et de la représentativité : le désengagement ambient témoigne d’un manque de confiance de plus en plus répandu à l’égard de la res publica et de ses représentant. Fragilisées à plusieurs niveaux, nos démocraties libérales confrontent des défis nouveaux et toujours croissants : montée des populismes et des autoritarismes, transition écologique et numérique, polarisation au sein du débat public, inégalités sociales, instabilité géopolitique… Face à ces multiples facteurs de fragilisation, internes et externes, la démocratie est-elle en péril ? Certes, les systèmes démocratiques sont par nature ouverts à la contradiction, et donc à leur propre remise en question ; mais sont-ils pour autant plus vulnérables que les régimes autoritaires, ou ont-ils des ressources pour se repenser et se reconstruire ? La seconde table ronde de la matinée abordera ces questions.

L’entreprise comme lieu de résilience face aux défis contemporains ?

Or dans un contexte aussi incertain et vacillant, quel rôle peut-elle jouer l’entreprise, ou mieux les entreprises ? Face à la fragilisation croissante de nos systèmes de vie, peuvent-elles être un lieu de réponse et de résilience ? Un mot sur ce concept de résilience, très mobilisé dans le débat contemporain.

Origine du mot résilience

À l’origine, ce terme est emprunté à la mécanique, où elle indique la résistance aux chocs propre d'un matériau. Par extension, la résilience indique donc la capacité d’un individu ou d’un écosystème à se rétablir après une perturbation extérieure, et à se construire en dépit de circonstances traumatiques qu’il a vécu. La résilience de l’entreprise se mesure alors sans doute par sa capacité à trouver des solutions innovantes. À se faire un incubateur d’idées et de pratiques, en favorisant la mise en œuvre de nouvelles formes d’organisation de vie en commun. Certes, cela devrait nécessairement s’accompagner d’un processus de responsabilisation :

Une prise de conscience de plus en plus profonde de la part des entreprises de l’impact de leur action. Et donc de leur responsabilité sociétale, à plusieurs niveaux : de la transition écologique à la reconstruction du sens du travail et du lien social. Ces thèmes feront l’objet d’une table ronde dans l’après-midi.

Étapes de ces journées

Voici donc une esquisse des différentes étapes de cette journée. Elle nous permettra d’interroger les récits contemporains de l’effondrement, d’analyser la crise des institutions, et de rechercher les lieux de la reconstruction et de l’espérance. Notre époque est certes marquée par l’incertitude. Et pourtant, si l’on remonte aux origines du savoir occidental, jusqu’à l’enseignement philosophique de Socrate, c’est précisément cet état de vacillement des certitudes qui met en route non seulement la pensée mais aussi l’action.

Peut-on voir alors, dans les crises bouleversant nos sociétés, le moteur d’une reconstruction, à l’échelle individuelle et collective ? Y repérer les germes de l’espérance ? Cette deuxième édition des Journées de l’UCLy vise précisément à fournir des pistes de réflexion et d’action face au contexte de crise généralisée.

Je voudrais ainsi conclure, et donc ouvrir aux débats de cette journée, en rappelant les mots de l’écrivain Charles Peguy, autour de l’espérance :

« L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera ». L’espérance est un regard sur l’avenir, qui n’en ignore pas l’incertitude essentielle, sa nature inconnue et immaitrisable, mais qui pour cette raison même s’y ouvre comme vers un horizon fécond et générateur de possibles.

Chiara Pesaresi

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