Afrique du Sud : 27 avril 1994, une demi-victoire pour l'Humanité
Par Roger Koudé, Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » de l'UCLy, professeur de droit international.
mise à jour le 5 mai 2020
Chaire UNESCO "Mémoire, cultures et interculturalité"
Les premières élections multiraciales tenues en Afrique du Sud le 27 avril 1994, marquant ainsi la fin officielle de l'apartheid, ont été d'un tel impact planétaire que l'on oublie qu'il ne s'est agi en réalité que d'une demi-victoire pour l'Humanité.
En effet, au moment même où le monde entier avait les yeux rivés sur l'Afrique du Sud et sur Nelson Mandela, l'incomparable figure marquante de ce XXe siècle finissant, s'abattait sur le Rwanda depuis 21 jours déjà un drame sans précédent : le génocide des Tutsi du « Pays des Milles collines » avec, à la fin, près d'un million de victimes !
Incontestablement, le symbole électoral de la victoire sur l'apartheid en avril 1994 méritait l'attention du monde ainsi que la communion de toute l'Humanité pour sa commune dignité retrouvée. Ainsi, à l'instar des autres grands événements de notre époque mondialisée, les médias du monde entier se sont rués sur le cœur battant de l'Afrique du Sud : Johannesburg, la capitale économique et sa banlieue de Soweto, le foyer historique de la lutte contre l'apartheid. Et l'on a célébré avec emphase la grande sagesse, la force de résilience sans équivalent, la culture de tolérance et l'humanisme (la philosophie africaine de l'Ubuntu) du peuple sud-africain conduit par son messie, Nelson Mandela ! L'apartheid, l'un des avatars du nazisme reterritorialisé en Afrique australe, venait ainsi d'être renvoyé à la poubelle de l'histoire et de la bêtise humaine...
Ainsi donc, à la grande surprise des observateurs les plus avertis, qui prédisaient une guerre civile à l'issue incertaine, et en dépit de nombreuses difficultés rencontrées par les protagonistes au cours des négociations, c'était plutôt une transition politique réussie et sans équivalent depuis l'avènement de l'Organisation des Nations Unies (ONU) en 1945. Une sortie de crise méthodiquement menée, suite à un conflit d'une rare violence quotidienne durant près d'un demi-siècle ! Et tout cela, sans aucune intervention étrangère : ni Casques bleus des Nations Unies ou autres résolutions du Conseil de sécurité, ni médiation internationale par un Etat tiers ou une organisation spécialisée dans la recherche de la paix et de la réconciliation, etc.
La fin d'une idéologie d'inspiration intrinsèquement nazie
Mais force est cependant de constater qu'il y a parfois dans la longue histoire de l'Humanité des parallèles aussi frappants que malheureux !
Faut-il rappeler que les concepteurs et les tenants du système d'apartheid en Afrique du Sud, issus principalement des rangs des organisations suprématistes, étaient de sérieux émulateurs de l'idéologie nazie qu'ils se sont employés à mettre en œuvre dans ce pays, avec méthode et une rare perfection ? Vaincu militairement en Europe, le pendant sud-africain du nazisme va accéder « démocratiquement » au pouvoir en 1948 grâce à un droit de vote réservé exclusivement aux Blancs.
Faut-il rappeler aussi que l'accession au pouvoir en mai 1948 du Parti national (émanation entre autres du Parti national purifié, Gesuiwerde Nasionale Party en afrikaans) une formation politique à l'orientation ouvertement raciste, antisémite et suprématiste, est intervenue l'année même où les Nations Unies ont adopté la Déclaration universelle des droits de l'homme qui proclame à juste titre (dans son article 1er) : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » ?
Faut-il rappeler enfin que le dirigeant politique qui avait conduit ce parti suprématiste au pouvoir en 1948, en institutionnalisant le système ségrégationniste d'apartheid, Daniel François Malan, un descendant des Huguenots réfugiés en Afrique du Sud suite à la révocation en 1685 de l'Edit de Nantes, était convaincu d'« assurer la sécurité de la race blanche [...] par le maintien honnête des principes de l'apartheid » ?
La victoire sur l'apartheid a donc sonné comme une victoire de l'Humanité sur elle-même, une victoire sur sa part d'ombre comme l'explique le Prix Nobel de la Paix Desmond Tutu dans son ouvrage intitulé Il n'y a pas d'avenir sans pardon (Edition Albin Michel, Paris, 2000).
Une victoire de l'Humanité sur l'apartheid en Afrique du Sud, mais en même temps qu'un génocide au Rwanda
Disons-le une fois encore : il y a parfois, dans la longue histoire de l'Humanité, des parallèles aussi frappants que malheureux !
C'est un peu l'image de cette Humanité célébrant légitimement, en ce jour historique du 27 avril 1994, la fin d'une idéologie ouvertement négatrice de la dignité humaine, mais tout en assistant presque passive au même moment à l'exécution d'un plan génocidaire qui aura duré jusqu'à trois mois, au vu et au su de tout le monde, avec à la clé un million de victimes innocentes.
La date du 27 avril 1994 renvoie incontestablement à un jour historique et à une victoire éclatante sur l'apartheid, d'ailleurs déclaré « crime contre l'humanité » (Résolution 3068 XXVIII de l'Assemblée générale de l'ONU du 30 novembre 1973) par les Nations Unies en 1973. Mais, en même temps, la période allant d'avril à juillet 1994 renvoie également inévitablement aux contradictions bien habituelles ainsi qu'aux tergiversations coupables de la Communauté internationale, au nom du fameux et sacro-saint principe de la souveraineté de l'Etat. Et c'est encore Nelson Mandela qui, quelques années plus tard, lancera cet avertissement qui reste d'actualité : « [...] nous ne devons pas utiliser de manière abusive le concept de souveraineté nationale pour nier [...] le droit et le devoir d'intervenir quand, derrière ces frontières souveraines, les populations sont massacrées pour protéger la tyrannie » (Déclaration faite le 8 juin 1998 à Ouagadougou au Burkina Faso, lors du 34e Sommet de l'Union africaine).
Pour un devoir permanent de vigilance
Au moment où le monde tout entier lutte avec acharnement contre un ennemi invisible, le Covid-19, espérons que les logiques égoïstes et mercantilistes auxquelles nous sommes si souvent habitués ne prennent pas le dessus sur l'intérêt supérieur de notre commune Humanité.
Espérons également que la « guerre légitime » et l'urgence contre le Coronavirus ne fassent pas perdre de vue d'autres guerres, aussi légitimes et urgentes, à travers le monde, notamment :
- la « guerre légitime » et permanente contre la faim et la malnutrition qui tuent autant, voire davantage encore que le Covid-19 ;
- la « guerre légitime » et permanence contre l'exclusion, la misère sociale et la pauvreté, y compris en Afrique du Sud où l'apartheid économique et les inégalités sont toujours de grande actualité ;
- la « guerre légitime » et permanente contre les atteintes et autres violations, parfois graves et systématiques, des droits humains à travers le monde. Avec toute l'attention portée aujourd'hui sur les conséquences du Covid-19 et les effets des confinements, les violations des droits humains se font dans un huis clos inquiétant, y compris dans les sociétés démocratiques consolidées et qui sont généralement au-dessus de tout soupçon ;
- la « guerre légitime » et permanente contre les discours d'exclusion, de haine et de stigmatisation de l'autre, des discours qui sont généralement porteurs de violences silencieuses et incontrôlables ;
- la « guerre légitime » et permanente contre les pratiques inacceptables de dégradation de notre planète à un rythme jamais égalé, etc. N'en déplaise à Donald Trump et autres climato-pessimistes...