Conférence : « La guerre d’Ukraine n’est pas isolée... »
L'Institut des Droits de l’Homme de Lyon de l’UCLy (IDHL) a accueilli le mardi 21 février Alexandre Tcherkassov, directeur du centre des droits humains de l’ONG Mémorial, Prix Nobel de la Paix 2022. Il livre son analyse sur les origines de la guerre en Ukraine, un conflit aux racines bien plus profondes qu'on ne pourrait le croire.
Droit Actualité de l'école Histoire
mise à jour le 12 mai 2023
UCLy
Pour Alexandre Tcherkassov de l'ONG russe Mémorial "La guerre d’Ukraine n’est ni une surprise, ni une rupture".
Devant un amphithéâtre rempli d’étudiants et de personnels de l'UCLy, Alexandre Tcherkassov est venu briser une illusion. La guerre d’Ukraine n’est ni une surprise, ni une rupture. Pour lui, l’Occident ne fait que réaliser l’existence d’une machine lancée depuis des décennies. « La guerre d’Ukraine n’est pas isolée » explique le militant nobélisé, « c’est le dernier maillon d’une chaîne de guerres, une chaîne de crimes, une chaîne de l’impunité. »
Remonter cette chaîne, c’est le travail de l’association Mémorial depuis sa création par Andreï Sakharov en 1989. Fondée pour faire la lumière sur les crimes de l'Union Soviétique, elle est aujourd'hui à la pointe de la lutte pour les Droits de l'Homme en Russie. « Il n’est pas possible de travailler sur l’Histoire sans voir ce qui se passe autour de nous » explique Alexandre Tcherkassov, « Notre expertise n’est pas seulement le sujet passé ou actuel, mais tous ces crimes, pendant toutes ces guerres. »
En récompense de son travail, Mémorial a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2022, aux côtés du Centre pour les Libertés Civiles ukrainien et de l'opposant biélorusse Ales Bialiatski. Accusée par la Russie de « créer une image mensongère de l'URSS », Mémorial avait été dissoute par la Cour Suprême en 2021. Alexandre Tcherkassov lui-même est désigné par Moscou comme un « agent étranger ».
La Russie démocratique : un espoir brisé
Face aux étudiants de l’UCLy, Alexandre Tcherkassov confesse avec une douleur réaliste la « grande faute » des activistes russes dans les années 90. Leur erreur ? Avoir pensé que la chute de l’Union Soviétique avait brisé la chaîne. Un excès d’espoir qu’il regrette amèrement. « Nous n’avons pas vu ce qui se passait au commencement des années 90 » raconte l’activiste. « C’était l’époque de Boris Eltsine, de la Russie démocratique…Notre mission était d’empêcher une répétition du passé et nous avons échoué. Il est important aujourd’hui de comprendre les erreurs que nous avons commises, pour éviter de les reproduire quand nous aurons une nouvelle chance. »
Il tire les leçons de cette époque avec une précision clinique. Dans les années 90, suite à l’effondrement de l’Union Soviétique, une série de conflits éclatent en Asie Centrale. La communauté internationale est alors heureuse de voir la Russie intervenir pour y jouer les gardiens de la paix. Alexandre Tcherkassov n’y voit que le début d’un engrenage : « Le maintien de la paix russe n’était pas de la stabilisation. C’était déjà un projet impérial hérité de l’Union Soviétique. Le temps de la démocratie russe était en fait tout aussi horrible que celui d’aujourd’hui. » Pour le prouver, il dresse un parallèle frappant : Marioupol en 2022 : 400 000 habitants et 20 000 morts civils. Grozny en 1994 : 400 000 habitants, et 30 000 morts civils.
Pour Vladimir Poutine, la guerre n’est pas un état d’exception, remarque Tcherkassov. Le président russe avait utilisé la Deuxième Guerre de Tchétchénie pour arriver au pouvoir. Depuis, il enchaîne les conflits pour s’affirmer. Ossétie du Sud, Abkhazie, Crimée…Autant de signes annonciateurs de la conflagration ukrainienne.
Poursuivre la lutte
Pour Alexandre Tcherkassov, ce retour aux années 90 sert aussi à mettre en lumière les enjeux contemporains. Sa formule est sèche : « Le futur de l’Europe se joue en Ukraine. Si Poutine n’est pas stoppé sur les bords du Dniepr, il y aura des problèmes sur les bords de la Saône. »
Pour mener ce combat, il compte toujours sur la société civile russe et les opposants au régime. Mais il reste réaliste, pour ne pas dire pessimiste, sur les difficultés auxquelles font face les opposants. En Russie, la répression ne cesse de se renforcer. « Dans les années 70, après la période de Staline et Khrouchtchev, il y avait quelques dizaines de prisonniers politiques chaque année. Aujourd’hui, Mémorial reçoit les dossiers de plusieurs centaines de prisonniers par an… »
Et le contrôle de la société civile russe ne s’arrête pas aux portes des prisons. « Pour chaque arrêté et condamné, il y a une centaine de mesures «prophylactiques». Des étudiants exclus de l’université, des travailleurs licenciés, une mobilisation dans l’armée…C’est une répression sans tribunaux. »
Mais s’il est naïf d’espérer une solution interne en Russie, que faire ? En réponse à la question d’une étudiante de l'IDHL, Alexandre Tcherkassov encourage sans ambiguïté le soutien des occidentaux et des exilés à l’Ukraine. «Il est indispensable de contribuer à la lutte de l’extérieur, à la fois auprès des ukrainiens et des militants russes » affirme-t-il, avant de conclure d’une observation limpide : « Si Zelensky perd la guerre, c’est la fin de l’Ukraine. Si Poutine perd la guerre, c’est la fin de la guerre. »
Retour en images sur l'événement
Le retour de la guerre en Europe change notre regard sur le monde, et sur nos sociétés. L’UCLy a pu accueillir le général Gilles Darricau, Gouverneur Militaire de Lyon pour apporter ses éclairages lors d’une conférence.